Flash APRAM n° 410 – Protection des appellations d’origine : vous reprendrez bien du fromage ?

Cour d’appel de Paris, Pôle 5 chambre 2, 18 novembre 2022, RG 21/16539, Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier / S.A.S. Fromagerie du Livradois

Chers Amis,

Voici un arrêt important rendu sur le thème de la protection accordée aux indications géographiques, suscitant un intérêt et un contentieux croissants ces dernières années.

On sait que les indications géographiques viticoles et agroalimentaires sont extrêmement bien protégées, bien plus largement que les marques. L’un des points majeurs de cette protection réside dans la possibilité de sanctionner une simple « évocation » d’une appellation d’origine protégée (AOP), formulation très large reprise par les différents règlements successifs et invoquée avec succès par nombre d’appellations viticoles.

Le fromage n’est pas en reste, en témoigne l’importante décision « Manchego » de la Cour de justice de l’Union européenne du 2 mai 2019 élargissant la protection dont bénéficie une AOP au-delà du nom du produit, en l’espèce sanctionnant l’usage sur l’étiquette d’un fromage concurrent d’éléments nominatifs et figuratifs évoquant l’AOP d’origine espagnole Manchego (Flash APRAM n° 333).

Le présent arrêt, concernant le Morbier vient clôturer une saga judiciaire entamée en 2013 et apporte une pierre importante à l’édifice de la protection des AOP.

A la suite de la promulgation de l’AOP Morbier et de la création du Syndicat de défense de cette appellation, la S.A.S. Fromagerie du Livradois, qui commercialisait jusque-là un autre fromage comportant une raie centrale horizontale sombre et dénommé Morbier, s’est vu accorder une période transitoire pour en cesser l’usage, son fromage ne répondant pas au cahier des charges de l’appellation.

Ne respectant pas l’interdiction, elle est assignée en 2013 par le Syndicat afin que lui soit interdit l’usage de la raie sombre séparant les deux parties du fromage. Il considère que cette seule raie, indépendamment du nom, est une évocation illicite de l’appellation Morbier.

Les juges du fond déboutent le Syndicat, qui forme un pourvoi. La Cour de cassation pose alors en 2019 une question préjudicielle à la CJUE portant sur l’interprétation des articles 13, § 1er, respectifs, du règlement (CE) n° 510/2006 relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires et du règlement (UE) n° 1151/2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires.

Le 17 décembre 2020 (C-490/19), la Cour de justice énonce que (i) les articles précités, « doivent être interprétés en ce sens qu’ils n’interdisent pas uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée » et que (ii) ces mêmes textes « interdisent la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant un produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par cette dénomination enregistrée. Il y a lieu d’apprécier si ladite reproduction peut induire le consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, en erreur, en tenant compte de tous les facteurs pertinents en l’espèce. »

La Cour de cassation n’avait plus dès lors qu’à casser l’arrêt d’appel, ce qu’elle a fait le 14 avril 2021, renvoyant l’affaire devant la cour d’appel de Paris.

Celle-ci, dans l’ultime étape de cette saga, répond par l’affirmative à la première question qui lui est posée de savoir « si le trait bleu horizontal constitue une caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation Morbier ».

Pour cela, la cour reconnaît la fonction purement ornementale de la raie, sans fonction technique ni imposée par la méthode de fabrication du Morbier et conclut que ce trait « évoque pour un consommateur européen moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé une caractéristique de référence et particulièrement distinctive » du Morbier, s’appuyant notamment sur des sondages.

Elle considère ensuite que « la reproduction de la caractéristique distinctive du Morbier qu’est la raie centrale de couleur sombre alliée à la reprise de l’ensemble des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine constitue l’évocation de la dénomination Morbier en ce que le consommateur en présence du fromage Montboissié est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, le fromage d’appellation d’origine Morbier ».

Le jugement entrepris est donc infirmé et la demanderesse boit du petit-lait, au grand dam de la défenderesse, qui se voit interdire la poursuite des actes incriminés.

Commentaire

Même si en l’espèce la transposition à la matière viticole semble délicate, l’arrêt Morbier est une avancée considérable, amorcée par l’arrêt Manchego précité, qui permettra à de nombreuses appellations de toute nature de mieux protéger ces patrimoines anciens et investissements très importants.

Le Syndicat aurait peut-être pu envisager une simple action en concurrence déloyale mais a tenu dès l’origine à placer le litige sur le terrain de la protection des appellations, ce qui bénéficie à toutes ; bien lui en a pris, cela valait vraiment la peine d’en faire tout un fromage.

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Equipe FLASH

Guillaume Marchais – Tanguy de Haan – Stève Félix – Benjamin Mouche

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